Rationalité(s) ou l’art de ne jamais avoir raison

N’avez-vous jamais perdu votre temps à démontrer à un ami l’inanité de son traitement homéopathique sans parvenir à avoir le dernier mot ? Ne vous êtes-vous jamais pris le bec avec un autre ami au sujet de l’existence d’un dieu quelconque ? Votre adversaire et vous savez que vos positions sont irréconciliables et que ce débat est déjà perdu d’avance. Et pourtant, force est de constater que vous persistez tous deux dans votre affrontement comme si la vérité allait éclater au grand jour. Ce qu’elle ne fait que trop peu souvent. Mais peu importe. The show must go.

            Le débat contradictoire, comme activité essentielle de notre vie sociale, est-il une cause vaine sans réelle résolution ? Deux réponses sont possibles. Selon le point de vue rationaliste, il existerait un ensemble de critères rationnels permettant de trancher entre les deux parties. Ces critères se doivent d’être universellement acceptables par tout être doté de bon sens et d’un minimum de raison. L’autre point de vue est celui du relativiste pour lequel aucune des deux parties ne peut avoir le dernier mot puisqu’elles usent, toutes deux, de leur propre rationalité, de leurs propres mécanismes de preuve. La première position sous-tend une univocité descriptive du réel, alors que la seconde met en lumière la plurivocité des interprétations, parfois contradictoires, de ce réel. Même si la posture relativiste prêtera à sourire du côté du scientifique, je vais tenter de montrer que la position rationaliste, du moins dans sa version radicale, n’est pas tenable.

            Imaginez que lors de vos vacances sur la plage, vous rencontrez un diseur de bonne aventure, une sorte de devin ermite prétendant lire l’avenir dans le motif laissé par les feuilles de thé au fond d’une tasse. En bon scientifique, cette méthodologie vous laisse songeur et vous demandez au devin de vous démontrer la validité de sa théorie. Ce dernier, pour une poignée d’euros dûment marchandée, s’exécute, énonce à voix haute votre question « La méthode des feuilles de thé est-elle fiable pour connaitre l’avenir ? », scrute le marc de thé et affirme y lire la réponse « Oui ». Bien entendu, vous serez hilare car vous vous attendiez à ce que, pour être recevable, la démonstration prenne appui sur des raison extérieures à l’univers de sa tasse de thé (et, par conséquent, moins sujettes à caution). Pour définitivement clouer le bec à ce charlatan, vous allez tenter de montrer la supériorité de votre système de connaissance : la méthode scientifique. Vous vous lancerez donc dans une exposition des bonnes raisons de croire ce que dit la science. Mais sur quels principes s’appuient ces raisons ? Le principe de réfutabilité (si j’affirme que toutes les grenouilles sont verte et que j’observe une grenouille rouge, alors mon affirmation est invalidée), principe d’induction (si j’observe un grand nombre de grenouille verte, je peux induire que toutes les grenouilles sont vertes), principe de reproductibilité (si je prétends que toutes les grenouilles sont vertes, alors je dois les observer comme vertes tous les jours de l’année)… Toutes ces principes semblent naturels et de bon aloi mais sont-ils réellement fondés ? Pour qu’ils le soient, il faudrait qu’ils soient acceptés comme valables par le divin et vous (ou qu’ils prennent appui sur d’autres principes considérés comme tels). Le problème, ici, est que justement notre ermite refuse les principes scientifiques de preuve car il use d’un autre système (celui de feuilles de thé). Pour lui démontrer le caractère bien-fondé de la méthode scientifique, nous ne pouvons donc pas utiliser les principes scientifiques énoncés précédemment. Pire : notre démonstration, quand bien même elle serait pertinente, prendrait appui sur ces mêmes principes admis sans démonstration ! Pour le dire autrement, les prémisses présupposent déjà la véracité de la proposition à démontrer. Nous sommes en réalité tombés dans le même piège que le devin : à vouloir justifier notre système auprès d’autrui, nous ne faisons que lui exposer des principes uniquement valables si nous considérons notre système préalablement valide. Nous sommes donc tombés dans une circularité, à l’image du serpent qui se mord la queue. Le scientifique est un divin qui s’ignore, évoluant à l’aveugle dans son monde circulaire rationnellement clos.

            La guerre est sans issue. Les armes de l’un ne perceront jamais la carapace de l’autre. Tout débat est condamné à une cacophonie de raisons, dialoguant inlassablement mais jamais à l’unisson. Nous parlons la même langue mais pas le même langage. Et pourtant. Nous ne cessons d’échanger, et il arrive que l’on se comprenne, que l’on fasse sien, l’espace d’un instant, les principes rationnels de son interlocuteur pour mieux comprendre ce qu’il cherche à nous dire. La possibilité même de cette gymnastique ne vient que dévoiler l’existence d’une certaine structure rationnelle commune à tous les rationalités, une sorte de raison universelle capable d’appréhender et d’apprécier toutes les autres raisons. La position rationaliste du débat contradictoire, telle qu’exposée dans l’introduction, n’est donc pas tenable au vu de la pléthore de rationalités irréconciliables. Cependant la position inverse, celle relativiste, n’est guère plus convaincante au vu de l’existence d’un dénominateur rationnel commun à toutes ces rationalités, comme nous l’avons montré.

            Vous ne bénéficierez jamais de la jouissance passagère d’avoir eu le dernier mot. Toutefois, en guise de lot de consolation, et au prix raisonnable de quelques gymnastiques intellectuelles permises par une rationalité commune, vous pourrez momentanément siéger au sein de la rationalité d’autrui pour en apprécier l’architecture.

Pour aller plus loin :

Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance. Trad. de l’anglais par Ophelia Deroy, Marseille, Éd. Agone, coll. Banc d’essais, 2009, 193 p.

« Dire le monde », Francis Wolff, https://www.youtube.com/watch?v=c68lfu6q57A

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