Ethnographie du tote bag

Nous connaissons tous le tote bag, ce grand petit sac, tisé de coton rêche, habitant tantôt les commissions du marché d’Anderlecht, tantôt l’ordinateur de l’étudiant à la fac ou encore le piquenique d’une après-midi ensoleillée au bois de la Cambre. Mais ce sac transcende sa simple fonction utilitaire. Car, convenons-en, outre son coût de fabrication faible, ce sac ne présent que peu d’avantages : format peu ergonomique, tachant, non doublé, non étanche, aucune fermeture pour le protéger de quelque main mal intentionnée ou de caprices météorologiques, aucun système de compartiment ou de rangements… Pourquoi donc un tel engouement pour ces sacs ? Parce que justement ce ne sont pas des sacs, mais plutôt ce que l’on pourrait assimiler peu ou prou à un porte-étendard social. Pour le comprendre, prenez simplement un café à une terrasse et regardez les individus déambulant en arborant cet objet. Vous remarquez qu’en réalité peu de ces sacs sont vierges. Bien qu’ayant tous la même forme, ils sont ornés d’inscriptions ou motifs différents. Classez ces symboles vernaculaire en catégories. Vous devrez à peu près en conclure ce qui suit.

               La première catégorie de sac est celle qu’on pourrait définir comme celle du « philosophe du dimanche ». À l’instar de l’instagrameuse partageant une vidéo d’un artiste pop-rock prépubère surtitré d’une citation convenue de Nelson Mandela ou de Barack Obama, ces sacs arborent des citations du type « I have a dream », « Ce qui est impossible ne l’est que jusqu’à ce que tu le réalises», « Deviens qui tu es » ou « Réalise tes rêves » tout en mêlant trois styles de polices cursives maniérées… La frontière entre sac et cookie de la chance devient poreuse. Cette première catégorie de tote bag est à la grande famille des tote bags ce que Marc Lévi est à Proust, ce que la BMW série 1 est à la BMW série 7, ce que Marlène Schiappa est à Simone de Beauvoir, ce que BHL est à Sartre, ce qu’Alain Soral est à Casanova: le renégat cheap du second.

Si le tote bag possède sa version beauf, il a aussi sa version snob. Céline, Gucci et Louis Vuitton l’ont repris à leur compte avec certes quelques améliorations et raffinements. On se sait plus trop si l’ironie frôle le ridicule ou le cynisme. Le lumpen tote bag du prolo est élevé au rang de l’apparat de raffinement de la bourgeoisie, alliant élégance et look savamment négligé.   

Entre la catégorie beauf et snob du tote bag se trouve évidemment, en troisième position, la catégorie du bobo. Car pour le bobo, un tote bag n’a de sens que s’il est falqué de quelque inscription et/ou motif. Ainsi achèteront-ils leur tote bag au Tate Museum de Londres, témoignant de leur gout pour les arts des plus contemporains. Ou alors celui de la librairie philosophique Vrin à deux pas de la Sorbonne. Ou encore celui d’une université plus ou moins renommée, car, finalement, les gros pulls rouges à capuche Harvard, c’est quand même moche. Ou encore celui de leur épicerie bio favorite, militante du circuit court et luttant contre les immondes sacs en plastique. Ou encore celui garni d’un poing violet témoignant son éthique féministe irréprochable. Le tote bag devient un signe extérieur de richesse intérieure. Là où jadis l’ascension sociale était proportionnelle aux cylindres de voiture, le tote bag est aujourd’hui la vitrine du patrimoine culturel de son porteur.

La quatrième et dernière catégorie de tote bag est plus particulière. Il s’agit des tote bags considérés comme moches. Par exemple ceux industriellement et ladrement flaqués d’un grossier logo Lidl or CaraPills. Boudé par toutes les classes (ou au mieux utilisé pour ses fonctions purement utilitaires), il se fait le Graal des hipsters. Rappelons-nous que le hipster est ce nouvel alchimiste du 21ème siècle capable de transformer la merde en or. Le beau est isomorphe au laid. Plus c’est laid, plus c’est beau. Plus c’est beau, plus c’est laid. Selon certains, le hipster serait le rat d’égout prenant les immondices des poubelles du MacDo pour un repas chez Troisgros. Mais le hypster est surtout la pièce manquante à la ligne de production capitalistique de la marchandise. En effet, il constitue la dernière classe sociale à laquelle on peut sans honte refourguer les marchandises impies des autres classes en les présentant comme telles (c’est-à-dire comme chose impopulaire, moche, inutile, défaillante ou impropre à la consommation). Le hypster y trouva non seulement réconfort et frisson anticonformisme, mais surtout la réalisation de son essence intime.

               Voilà peu ou prou les quatre catégories taxonomiques de ce petit sac. Le tote bag est ce petit objet qui en dit beaucoup. Ouvrez les yeux la prochaine fois que vous sortez de chez vous.

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