Décidément, rien ne va plus en Europe. Le continent des Lumières est désormais imprégné d’un climat maussade hanté par le spectre des alternative facts, infox, intox, fake news et autres maux plus ravageurs les uns que les autres et mettant à mal nos démocraties libérales. Derrière ces armes d’intoxication massive, sont aux manettes nombre de personnages hétéroclites, tous plus complotistes les uns que les autres, enfants terribles de la post-vérité, allant des populistes de tous bords aux présidents étasuniens les plus ubuesques. Face à ce nouveau cancer, les médias de l’establishment (New York Times, The Guardian, Le Monde…), brandissant autrefois la carte du contre-pouvoir politique, font désormais union commune avec nos gouvernements pour mettre un terme à cette vaste campagne de désinformation.
Certains médias se sont auto-designés comme chevaliers blancs dans la lutte contre les fake news. Le microcosme parisien des éditorialistes du Monde s’est lancé dans un projet d’épuration évangélique du paysage médiatique : le Décodex. Ses apôtres, baptisés les Décodeurs, se livrent à une lutte sans merci dans la chasse aux fake news et se sont donnés comme mission d’instruire le lecteur sur les journaux à lire à ne pas lire. Ils décident dès lors de la pluie et du beau temps. Le juge a pris sa place sur le banc des parties. On peut ainsi lire sur le site du Décodex au sujet de l’antenne française de Russia Today : “[RT est] une chaîne de télévision associée à un site d’information, financée par le pouvoir russe, créée en 2005 dans le but de donner une image plus favorable de Vladimir Poutine à l’étranger. Ce média peut présenter des enquêtes de qualité, mais présente le biais de toujours relayer des informations favorables à Moscou.” (1) Cette critique sous-entend deux choses : premièrement la mainmise d’une tierce personne dans le traitement de l’information de la chaîne et secondement la partialité, voire la non véracité, de ses informations. Apprécions ici toute l’ironie de cette analyse quand elle nous vient du Monde. Le groupe Le Monde est détenu au trois quarts par le binôme Xavier Niel et Matthieu Pigasse et a fait montre d’un parti pris certain pour le candidat Macron tout au long de la campagne présidentielle de 2017 allant jusqu’à gonfler de manière excessive les projections pour le deuxième tour. Je laisserai au lecteur le loisir d’apprécier cette indépendance journalistique. Un journal arborant sur les bannières de son site internet nombre de publicités prônant les vertus d’un régime protéiné amincissant en 72 heures, annonçant l’inexacte arrestation de Dupont de Ligonnès, affirmant inlassablement l’évidence d’une ingérence russe (décidément ces Russes…) dans les élections américaines alors que le rapport Mueller a définitivement réfuté cette hypothèse, un tel journal peut-il vraiment s’enorgueillir d’une maîtrise parfaite de l’art du fact checking ? Mais soit. Quand il s’agit du Monde, ces fautes sont reléguées au rang de simple erreurs éditoriales involontaires. Mais quand il est question de son homologue russe, on préférera les qualifier de fake news. Apprécions ce deux poids deux mesures.
Mon point n’est pas tant de mettre en lumière ce double discours médiatique qui opère dans les comités de rédaction des journaux respectés (et supposés respectables), mais plutôt de montrer que se lancer dans une entreprise de censure des fake news, c’est simplement faire montre d’une incompréhension profonde sur la nature non seulement de la presse mais a fortiori également celle du débat public. Lapalisse nous dirait, à raison, qu’un journal ne nous livre jamais le récit d’un fait dans son objectivité pure comme s’il était dépouillé de tout parti pris. Les biais éditoriaux, intentionnels ou non, excessifs ou non, politiques ou non, sont légion dans la presse et en constituent l’essence même. Mais ils ne sont en aucun cas une imperfection ou une faiblesse. Ils ouvrent en réalité un champ de possibles au débat public qui accouchera, tôt ou tard, de l’explication la plus crédible pour un fait donné (2). Plus la presse sera plurielle, plus elle sera une. Les journaux sont partiaux mais la presse, synthétisée dans sa globalité, tend vers une ébauche d’impartialité. L’objectivité résultante de cette synthèse est directement proportionnelle à la pluralité des subjectivités. Introduire une loi interdisant les fake news, c’est refuser la tenue de ce débat public et sombrer dans l’arbitraire et l’unilatéral. Il est d’ailleurs amusant que ce type de loi soit défendu au nom de la vérité objective et scientifique des faits. Or ces défenseurs refusent systématiquement toute remise en cause de l’interprétation de ces faits. Une remise en cause qui est pourtant partie intégrante de la démarche scientifique dont ils se réclament eux-mêmes. En êtres sachant, ils vous répondront (en glissant, sans s’en rendre compte, du terrain de la science à celui du politique) que ces contre-vérités peuvent nourrir des thèses conspirationnistes. Quoi de mieux dès lors que de voter une loi de censure briguant une unique vérité officielle, qui viendra inéluctablement donner de l’eau au moulin des conspirationnistes ? Une si belle ironie du sort…
Mais le nœud problématique des lois anti fake news ne se cristallise pas tant dans la sphère théorique mais plutôt dans la sphère sociale. Le débat autour des fake news est l’arbre qui cache la forêt : la reproduction des rapports de domination face au savoir. Une étude réalisée sur France Inter (première radio de France) a montré que les ouvriers et employés ne représentaient que 1,7% du temps d’antenne, le reste étant majoritairement dévolu aux professions intellectuelles supérieur et cadres d’entreprises alors qu’ils ne représentent qu’un tiers de la population active (3). Un schisme qui ne fait que traduire une réalité plus profonde : l’appropriation confiscatoire du savoir (et sa diffusion) par une élite sociale au détriment des couches populaires. Ce monopole du vrai par l’élite s’exemplifie au quotidien : programme massif d’éducation aux médias en accord avec les valeurs de la République et de la laïcité, mission de décrédibilisation des médias alternatifs chez les jeunes de banlieue pour éviter la radicalisation, ridiculisation en direct de représentants des gilets jaunes ne maniant pas la langue de Molière comme il se devrait… Tout se passe comme si les classes populaires, dotées d’un esprit plus propice à gober les fake news, devraient être éduquées sur comment bien s’informer. L’universitaire instruit, lui, excellerait dans cette science, dont il est l’instigateur, et ne pourra en aucune manière être mis en défaut. Ce mécanisme d’oppression a été théorisé par Pierre Bourdieu sous le nom de violence symbolique (4). Le dominé adopte et incorpore inconsciemment les codes sociaux et idéologiques inculqué par le dominant. Nul besoin pour ce dominant d’imposer par la violence physique ou politique sa supériorité face au savoir, le dominé a déjà intégré le fait qu’il n’a pas la position sociale suffisante pour prendre part à ce débat.
N’ayons donc crainte des fake news et autres épouvantails voulant nous effrayer. Regardons, à l’inverse, comment ces luttes contre le faux s’articulent dans le social et ce qu’elles impliquent bien malgré elles.
(1) https://www.lemonde.fr/verification/source/russia-today-version-francaise/
(2) Il ne s’agit pas ici de prétendre que tout est une question de point de vue et que les faits objectifs n’existent pas, mais de se comporter à l’instar du juge qui, après avoir écouté longuement les plaidoiries des parties, tente de reconstruire l’image la plus plausible du fait en question.
(3) France Inter, écoutez leurs préférences, Le Monde diplomatique, août 2020.
(4) La violence symbolique de Bourdieu, https://1000-idees-de-culture-generale.fr/violence-symbolique-bourdieu/