La tentation d’une politique neutralisée

La vision de la politique comme scène d’affrontement de forces antagonistes et résolument irréconciliables, bien qu’autrefois défendue par le camp marxiste, semble désormais une vieille fable. Les luttes sont finies. L’armistice est signée. Les corps sociaux sont enfin devenus sages et raisonnables. Les siècles de confits sanguins et meurtriers en sont à leur crépuscule. La société n’est plus un combat incessant, passionnel et révolutionnaire où chaque partie veut s’arroger sa part du gâteau. L’heure est à la neutralisation des forces politiques, à leur équipartition dans le champ social, à leur rationalisation au nom du vivre ensemble et du bien commun (deux notions dont attend inlassablement la définition). Tel est en tous cas le credo porté par les acteurs politiques de gauche comme de droite (les sociaux démocrates excellant en la matière). Ainsi entendons souvent le libéral Charles Michel appeler, en cas de grève du secteur publique par exemple, « à mettre les partenaire sociaux [entendez les syndicats et le patronat] autour de la table » pour élaborer « un accord commun ». Tout se passe comme si le choix d’un destin de classe – à savoir continuer dans les mêmes conditions de travail quel qu’en soit le prix pour le salariat ou renoncer à plus de profit pour le patronat – se résumait à un choix libre, rationnel, éclairé et dépourvu de toute attache émotionnelle. Le salariat et le patronat devraient donc se voir comme des partenaires, avançant main dans la main, éprouvant certes des désaccords mais les résolvant toujours en personnes prudentes et diligentes (en bons pères de famille dira-t-on) grâce à la « concertation sociale ». Le problème est que quand bien même cette concertation existait de fait, elle n’aurait de sociale que le nom. Car elle est une négation de ce que le social implique. Elle pense une société sans social, un monde sans matérialité, un politique dépolitisé. Si cette formule possède la portée performative qu’on lui connaît, elle constitue néanmoins l’arbre qui cache la forêt. En effet, un tel discours qui considère les dynamiques politiques sous le prisme de la « concertation sociale » est doublement trompeur : non seulement il masque la dialectique incessante entre les divers corps sociaux, chacun luttant pour sa survie dans l’adversité, chacun tentant de préserver dans son être, chacun tant de ne rien lâcher. Mais ce discours réduit également l’issue politique d’un conflit à un consensus. Or le consensus n’existe jamais en politique. Tout est une question d’armistice ponctuelle, de cesser le feu provisoire, d’abnégation éphémère. L’édifice consensuel n’est qu’en équilibre instable, résultat d’une équipartition maladroite des forces antagonistes luttant incessamment pour s’arroger l’objet de convoitise. Une victoire sans vainqueur et une défaite sans perdant. La tension se déplace sans se résorber, toujours latente et guettant une seconde d’inattention pour resurgir de plus belle. Faire croire à l’acteur politique que ce statu quo est quelque chose satisfaisant profondément les volontés des parties est au mieux faux, au pire un artefact libéral masquant à demi-mot un there-is-no-alternative tatchérien. Nous y reviendrons.

Cette position d’hyper centre n’est finalement qu’une position d’extrême centre.

Outre le cas anecdotique d’un personnage encore plus anecdotique tel que Charles Michel, nous retrouvons, parmi ces maître bouddhistes du juste milieu consensualistes, Emmanuel Macron et son adage du « en même-temps ». En même temps de gauche, en même temps de droite, en même temps conservateur, en même temps progressiste, en même temps pour des mesures sociales, en même temps pour préserver l’entreprenariat. L’énarque est devenu Lao Tseu. Toujours dans la juste mesure, toujours au centre du centre, à la jonction du synthétique et du concerté. La politique macroniste est celle du juste milieu, du raisonné et raisonnable, du subtil, du nuancé, du réfléchi. Mais ne nous y trompons pas, ces tics de langage ne font qu’anesthésier un libéralisme latent qui ne demande qu’à ressurgir. Cet en-même-temps ne fait que montrer qu’un seul chemin est possible, un chemin perpendiculaire aux sentiers plus radicaux qualifiés, un mieux d’irraisonnables, au pire d’extrêmes. Qu’on le veuille ou non, cette voie du juste milieu est la seule alternative rationnelle et viable. Il n’y en pas d’autre. Que vous l’aimiez ou non, « there is no alternative ». Cette position d’hyper centre n’est finalement qu’une position d’extrême centre (au même titre que les deux autres extrêmes). Cet extrême centre est le bain tiède qui endort. Le monoxyde de carbone inodore, incolore et insipide qui étourdit. Le fil de soie qui se transforme en chaîne d’acier. La petite habitude qui termine en dépendance aliénante. Le calme avant la tempête. Qui vic pacem, para bellum.Le quinquennat de Macron (et de bien d’autres) n’ont fait que confirmer que ce projet apolitique (en tant que dépassement des vielles querelles gauche-droite, prolos-bourgeois, cathos-laïcards…) est en réalité des plus politiques : il ne fait qu’infiltrer, par la porte de derrière, un grossier cheval de Troie néolibéral.

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