Décidément, cette coupe du monde 2022 au Qatar n’en finit pas de parler d’elle. Entre indignation écologiste des stades réfrigérés et scandale autour des bières sans alcool, cette coupe du monde aura peut-être eu le mérite de mettre tout le monde enfin d’accord. La concorde est une denrée trop rare dans notre société dissonante pour ne pas être soulignée et appréciée. Ce consensus n’est autre qu’une volonté de boycotter cet horrible évènement. Chacun y voit en son sein sa part d’immoralité. Les écologistes s’indigneront devant les stades surréfrigérés alors que le réchauffement climatique gronde. Les anticapitalistes dénonceront la potentielle (mais non démontrée) corruption des élites du ballon rond par les riches émirs qataris. Les sociaux-démocrates (et leurs versions de gauche plus radicales) se soulèveront devant la promotion d’un pays bafouant les droits humains en général et des femmes en particulier au nom d’un islam rigoriste et intégriste. Les militants LGBT+ se scandaliseront face à cet imbroglio autour des brassards flaqués du drapeau arc-en-ciel ne faisant que cacher une LBGT-phobie latente. Les conservateurs critiqueront acerbement cette manière qatarie très peu républicaine et laïque d’intégrer l’islam dans les mœurs. Et, plus surprenant, le groupe islamiste al-Qaïda appellera également au boycott pour atteinte aux bonnes mœurs face à ces Occidentaux dévêtus dans les stades [1]. Bref, tout le monde dans le spectre politique est d’accord, d’un extrême à l’autre, sur l’indécence et le cynisme de cette coupe du monde. Une sorte de consensus par la négative. Les supporters étrangers ayant eu l’audace d’acheter leur billet pour assister à cette coupe de la honte seront relégués au rang d’inconscients, de beaufs, de complices ou de crétins (la conjonction entre plusieurs de ces catégories étant possible).
Dans toutes ces bonnes paroles (souvent émises par des gens qui, de toute manière, n’allaient pas regarder cette coupe), je remarque une certaine ambiguïté de la part de certains. Les sociaux-démocrates, par exemple, défendant hier sans relâche la lutte contre l’islamophobie en acceptant dans leur ville mosquées, lieux de culte islamiques (fut-ils radicaux) et horaires de piscine aménagés pour les femmes au nom de la liberté d’expression, du multiculturalisme, du vivre ensemble et de l’acceptation des différences, condamnent aujourd’hui unanimement les dérives nauséabondes et sectaires de l’islam. Ce thème était pourtant jadis réservé aux camps les plus conservateurs avec des Zemmours comme capitaines. Ces derniers n’en sont évidemment pas en reste et cette coupe du monde ne fait qu’alimenter leur fonds de commerce : « Vous voyez où cela mène, l’islam ! ».
Outre ce double standard de la gauche progressiste et cet opportunisme en or pour la droite conservatrice, certaines voix se sont montrées plus nuancées. Je pense à M. Boussois, un chercheur en sciences politiques spécialiste du Moyen-Orient, qui a écrit une carte blanche dans Le Vif [2]. Il revient sur l’hystérie autour du boycott de cette coupe du monde. Il pointe – je résume avec moins de mots et de finesse – que malgré tous les manquements aux droits de l’homme, le Qatar a entrepris d’importantes réformes ces dernières années pour sortir de l’obscurantisme et tente de s’aligner sur le standard européen, notamment en adoptant depuis peu un scrutin démocratique. Du haut de ses 2 millions d’habitants, on ne peut raisonnablement pas attribuer au Qatar tous les maux du monde si on le compare à d’autres pays bien plus peuplés tels que la Chine qui ne fait guère mieux en termes de droits de l’homme (et dont les JO n’avaient pas soulevé autant d’émois). Il souligne également l’opportunité historique d’ouvrir enfin le milieu du football au monde arabe. De plus, le Qatar a depuis 20 ans accueilli 450 (!) compétitions olympiques internationales sans susciter la moindre contestation. Quant au sujet épineux des milliers de morts sur les chantiers de construction (des fois gérés par des compagnies occidentales), ces chiffres sont à relativiser, car ils prennent en compte tous les chantiers au Qatar durant les 10 dernières années et non spécifiquement ceux de la coupe du monde (données que je n’ai pas vérifiées). Ce qui ne rend bien sûr pas ce chiffre plus sympathique. L’auteur justifie l’importation de main d’œuvre étrangère des pays pauvres par l’adage classique : le moins pire est meilleur. Les émigrés au Qatar sont bien mieux traités et payés que dans les pays environnants. Et quant aux stades réfrigérés, l’auteur se demande ce qu’aurait fait l’Europe si elle avait subi des vagues de chaleur de 50°C alors qu’elle pousse déjà l’air conditionné à fond les ballons (c’est le cas de la dire) dans ses centres commerciaux lorsqu’il fait à peine 32°C à l’extérieur ? Lorsque le réchauffement climatique aura rendu le vieux continent invivable, l’Europe s’arrêtera-t-elle alors de jouer au football pour le bien de la planète? Ou organisera-t-elle ses mondiaux à Iakoutsk chez ses amis russes ? Ce ne sera pas une première. Et de conclure : « Plutôt que d’exclure par principe tout le Moyen-Orient, ne vaut-il pas mieux accompagner les pays dans leur ouverture, ne pas condamner d’emblée ceux qui tentent d’améliorer les choses, même s’ils reviennent de loin ? ». Tout un chacun peut s’imaginer la salve de diatribes que l’auteur a pu récolter au petit matin sur sa boite mail. Les voix nuancées comme la sienne sont rares, car accusées d’ambiguïté et donc d’obscurantisme.
Certains journalistes ont déjà souligné l’échec de cette coupe dans sa volonté de réunir les peuples dans un moment de communion exempt de toute tension. Cependant, je pense que c’est l’exact inverse : les peuples (certains pour le moins) se sont sans doute rendu compte collectivement des dérives économiques, écologiques et humanitaires du monde du ballon rond. Peut-être fallait-il cette coupe du monde pour administrer un électrochoc à la conscience collective ? La dernière question qui demeure est de savoir si cet éveil va rester dans l’univers discursif et dans le militantisme paresseux, dont la seule action subversive consiste à un éteindre un poste de télévision et à partager quelques tweets, ou, à l’inverse, se concrétiser dans sa matérialité et permettre un nouvel horizon humaniste concret. L’occident continuera-t-il, pour reprendre l’argument éculé, de vendre armes et juteux contrats aux pays du Golfe tout en dénonçant les guerres et atteintes aux droits de l’homme créés par ces mêmes armes ? Ou au contraire, accompagnera-t-il les pays du Golfe dans leur renouveau démocratique qui en est à ses balbutiements ? Et, une fois n’est pas coutume, sans discours paternaliste ? Pour l’instant rien ne nous l’indique. Suite au prochain épisode…